2012 marquera le centenaire de la naissance de Milton Friedman et le 50e anniversaire de la publication de son livre le plus important : Capitalism and Freedom.

dimanche 14 février 2010

Entretien avec Friedman

Milton Friedman avait accordé un entretien à Henri Lepage pour le numéro 100 de la revue Politique internationale, paru à l'été 2003. C'est la dernière grande interview qu'il ait accordé à une revue internationale. J’ai choisi de présenter quelques extraits significatifs sur l’Etat, le marché, le développement, l’écologie. On pourra en lire l’intégralité ici.

H. L. - Entre-temps un événement considérable s'est produit : le mur de Berlin est tombé...

M. F. - La chute du mur de Berlin a mis fin à une expérience grandeur nature qui se déroulait depuis près d'un demi-siècle. D'un côté, on avait l'Union soviétique avec son système marxiste d'économie centralement planifiée. De l'autre, les pays occidentaux avec des économies plus ou moins mixtes, mais dont aucune ne se rapprochait, même de près, de ce qui se passait en URSS.
L'Union soviétique s'est effondrée, et il faut aujourd'hui se donner beaucoup de mal pour trouver quelqu'un qui croie encore aux vertus de l'économie planifiée. Tout le monde, désormais, se déclare favorable à l'économie de marché. Beaucoup n'y sont pas totalement convertis, et leurs actes ne sont pas toujours en accord avec leurs discours. Mais, en paroles du moins, on constate, depuis 1989, un incontestable changement de climat dans l'opinion publique occidentale.

H. L. - Quel est le principal défaut du système étatique ?

« Vous pouvez dépenser votre propre argent ou celui de quelqu'un d'autre. Vous pouvez dépenser votre argent pour vous-même ou pour quelqu'un d'autre. Quand vous dépensez votre argent pour vous-même, vous faites attention autant à ce que vous dépensez qu'à la manière dont vous le dépensez. Quand vous dépensez votre argent pour quelqu'un d'autre (un cadeau, par exemple), vous faites toujours très attention à ce que vous dépensez (combien) et un peu moins à la manière dont vous le dépensez (comment). Quand vous dépensez l'argent de quelqu'un d'autre pour vous acheter quelque chose (par exemple, un repas d'affaires), le "combien vous dépensez" vous importe peu ; en revanche, vous faites très attention au "comment" et vous êtes très attentif au fait que vous en avez ou non pour votre argent. Mais quand vous dépensez l'argent de quelqu'un d'autre au profit d'une autre personne que vous, ni le "combien ni le "comment" n'ont vraiment d'importance. C'est ce qui se passe avec l'État. »

H. L. - Pensez-vous qu'on trouvera un jour le remède aux problèmes de développement ?

M. F. - La solution théorique, nous la connaissons. La clé du développement dépend :

1) de la présence d'un État de droit ;
2) du respect de la propriété privée ;
3) de l'existence d'un régime de libre entreprise (c'est-à-dire, fondamentalement, la liberté des prix, des salaires et des contrats) ; et
4) de la capacité à contenir les pouvoirs de l'État. État de droit, propriété privée, marchés libres et État limité sont les ingrédients nécessaires pour qu'un processus durable de croissance et de développement puisse s'enclencher.

La formule n'est pas compliquée. Mais elle n'est pas facile à mettre en œuvre, ne serait-ce qu'en raison de l'incapacité de beaucoup à concevoir un pouvoir politique indépendant et restreint. Des pays comme Hong Kong, Taïwan ou la Corée du Sud nous ont apporté la preuve qu'on pouvait sortir du sous-développement. Dans l'ancien bloc de l'Est, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie viennent également de nous démontrer que, à certaines conditions, il était possible de retrouver le chemin d'une croissance durable.

H. L. - L'expression " croissance durable " est aujourd'hui utilisée dans une acception très différente. À l'époque où vous écriviez votre livre Free to Choose, on ne parlait pas encore beaucoup d'écologie. Depuis, c'est devenu la tarte à la crème. Un homme politique ne peut plus faire le moindre discours sans invoquer, au moins rituellement, les impératifs du " développement durable " - c'est-à-dire l'idée selon laquelle la croissance n'est pas une fin en soi et qu'elle doit préserver les grands équilibres de la planète. Comment réagissez-vous à cette mode ?

M. F. - L'environnement est un problème largement surestimé. Regardez l'indignation récemment provoquée par l'ouvrage de ce jeune Danois, Bjørn Lomborg. D'après ce que j'en sais, c'est un livre qui se contente pourtant de ne présenter que les faits, tels qu'ils sont. Et l'image qui en ressort est que les clichés habituels traduisent une vision très exagérée de la réalité. J'admets que l'État ait un rôle à jouer en matière de lutte contre les pollutions. Toute la question est de savoir comment. Doit-il agir par voie réglementaire ou par des mécanismes de prix et de marché ? Là encore, les preuves abondent pour démontrer la supériorité des solutions de marché sur les outils réglementaires.

H. L. - Quand vous parlez de " solutions de marché ", à quoi pensez-vous ?

M. F. - Elles sont essentiellement de deux types. La première technique est celle de la taxation des rejets polluants. Par exemple, les rejets que les centrales électriques émettent dans l'atmosphère.

H. L. - Vous considérez donc que le principe d'une fiscalité écologique est compatible avec un régime de marché ?

M. F. - Oui, lorsqu'il s'avère concrètement impossible d'assigner les coûts d'une pollution à un individu en particulier. Mais, en théorie, la meilleure solution serait de laisser les gens - d'un côté, ceux qui s'estiment lésés par la présence de fumées, de l'autre, les industriels qui en sont responsables - négocier entre eux l'arrangement qui les satisfait le mieux. De telles négociations sont pratiquement impossibles, il est vrai, lorsque le nombre de personnes concernées est trop élevé. C'est pourquoi, dans ce cas, il se peut que l'utilisation de taxes spécifiques assises sur le volume des rejets polluants soit, en définitive, une bonne formule.

H. L. - Mais on ne pourra jamais calculer le montant optimal d'une telle taxe !

M. F. - Vous avez raison, cette solution ne sera jamais parfaite. Ce n'est qu'un pis-aller mais il faut s'en contenter. L'idée qu'on pourrait éliminer toute pollution, ou même qu'il existerait un niveau "optimal" de pollution, est absurde. La pollution fait, par définition, partie de notre univers. Nous polluons dès lors que nous respirons. On ne va pas fermer les usines sous prétexte d'éliminer tous les rejets d'oxyde de carbone dans l'atmosphère. Autant se pendre tout de suite ! Nous devons donc nécessairement nous contenter de solutions imparfaites. Le problème n'est pas de courir après la pollution zéro, mais de savoir quelle est la technique la moins pénalisante. Il me semble que ce sont les taxes.
La seconde technique est celle des "marchés de droits". Elle s'applique lorsque, à tort ou à raison, il a été décidé d'imposer des normes quantitatives de pollution. L'intérêt de la collectivité est que ses objectifs de dépollution soient atteints aux moindres coûts possibles de manière à minimiser les dépenses. Le système consiste à attribuer à chaque établissement industriel un permis de polluer (dans les limites autorisées par la réglementation) qui peut ensuite être librement revendu à une autre entreprise sur un marché spécialement organisé. L'avantage de cette formule est d'inciter l'industrie à concentrer ses efforts de dépollution dans les entreprises qui peuvent le faire aux moindres coûts. Tout le monde y gagne en efficacité.

H. L. - Auriez-vous signé l'accord de Kyoto sur le réchauffement climatique ?

M. F. - Non, c'est un accord absurde. Il n'incorpore aucune de ces deux techniques. Il ne contient rien de positif. Le président Clinton y était favorable, mais il n'a jamais osé en proposer la ratification au Congrès car il savait qu'il serait à coup sûr battu à cent contre un. [En fait, le Sénat l'a rejeté par 95 voix contre zéro]

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